Comment j’ai réussi mes 4 entretiens d’embauche pour devenir C.F.O. - Chief Family Officer ?

Philippe Marty
11 min readSep 1, 2020

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LE CONTEXTE

Nous sommes le 9 mars. C’est officiel, les écoles ferment pour quelques semaines. Comme des milliers (millions) de familles, le diner du soir va tourner autour de l’organisation des prochains jours. 2 carrières, 2 emplois du temps chargés, et des grands-parents loin de notre quotidien. Quelques jours plus tard, mon épouse est élevée au rang d’ange gardien, système de santé oblige, par notre premier ministre. Pas évident pour un ange gardien de télétravailler. La question ne se pose plus. C’est moi qui m’y colle, impatient à l’idée de profiter de ce moment surnaturel d’une vie pour me rapprocher des enfants et, avouons-le, pour enfin avoir un peu de temps pour moi (les fameux albums photos). Première journée, première semaine et finalement déjà premier mois. Du rôle rêvé d’animateur de camp de jour je me transforme en prof de Maths, Français, Histoire, Anglais, pour les années de CP, CM1 et 5ème, en éducateur de garderie pour la petite dernière, en cuisinier émérite midi et soir, sans oublier technicien IT pour gérer les problèmes de connexion aux nombreux outils de communication de cette fameuse transformation numérique, réservée jusqu’alors aux entreprises, et qui s’invite désormais dans des millions de foyers.

LA DÉCISION

Prof le matin, un œil sur le cahier de ma fille, un œil sur mon portable, une oreille pour la poésie de mon fils l’autre pour ma messagerie téléphonique. Entrepreneur l’après-midi chez reelyActive, encore un peu le soir. Coach d’affaires à l’Esplanade quand il me reste du temps. Je me force de ne rien lâcher nulle part, entre prétention de pouvoir y arriver, d’essayer d’être à la hauteur de tous ceux qui publient sur LinkedIn leurs actions pour aider pendant la crise ou sur Facebook leurs beaux moments partagés en famille. Le souhait aussi de n’abandonner personne en cette période délicate. Tu as beau faire de ton mieux, un moment la question se pose. Je n’aime pas trop parler de charge mentale car ces derniers temps nous avons tendance à mettre beaucoup de choses derrière ce terme aux dépends de celles et ceux qui en souffrent vraiment. Mais une chose est sûre, lorsque tu penses à la logistique familiale à chaque fois que tu es au travail et que tu penses à ton travail à chaque fois que tu es avec tes enfants, il naît ce sentiment de tout faire à moitié… et de devoir le faire encore pendant longtemps.

LA PRÉPARATION

L’option est sur la table. Et pourquoi pas? Après tout, beaucoup de nos mères à l’époque ont mis leur carrière entre parenthèse le temps d’aider nos familles à traverser cette période de l’enfance. Le fait que les femmes soient désormais 85% à travailler au Canada (contre 25% en 1953!) ne change pas le fait que cela rendait, à l’époque, la vie de famille plus simple.

Avant tout, et quoi que cela puisse sembler être, devenir CFO n’est pas un projet personnel. C’est aussi plus qu’un projet de couple. C’est un projet familial qui nécessite d’être débattu avec toutes les parties prenantes (conjointe et enfants) et auquel le ‘’porteur de projet’’ se prépare comme pour passer un entretien d’embauche. Qu’à cela ne tienne, je me suis préparé comme pour le poste du siècle. J’ai lu pour établir les facteurs clés de succès sur ce type de poste, cherché des statistiques pour étayer mes arguments, découvert que PAF (père au foyer) est un sujet très commenté dans la presse et en ligne.

Première satisfaction en cherchant sur Google ‘Homme au Foyer’, le premier lien à sortir est un article du journal Le Devoir intitulé : « homme au foyer, homme du futur? ». Sur le papier tout le monde semble unanime. Même le Financial Times soulevait, déjà en Novembre 2019 : The irrestible rise of the latte papa (surnom donné à ces nouveaux pères en Suède). Rassurant d’un côté, d’autant que les statistiques au Canada sont formelles. Si le nombre de famille avec un parent au foyer a été divisé par 3 en 40 ans (passant de 1 487 000 en 1976 à 493 000 en 2015), la proportion de père au foyer dans ce groupe a été multiplié par 7 dans la même période (passant de 1,43% à 10%). Je suis donc, à priori, sur la bonne voie. Reste à savoir si cette unanimité journalistique, une fois passée au filtre de notre société, est toujours d’actualité. Le rendez-vous est pris.

PREMIER ENTRETIEN: MON ÉPOUSE

Après une nouvelle journée à courir, les enfants enfin endormis, un verre de vin à la main, je me lance : « Et si j’arrêtais de travailler? Si je faisais une pause dans ma carrière pour m’occuper de la logistique familiale ».

Silence… Sourire.

« Mais tu serais d’accord avec ça? ». J’ai déjà le sentiment d’avoir réussi ce premier entretien avec cette façon quasi poétique de sous-entendre son accord.

« Moi, à 200%. Et toi, tu serais d’accord? ». Après tout, pas évident quand ton conjoint risque de passer pour le gars qui prend sa retraite à l’aube de la quarantaine pendant que madame travaille. Prête à assumer avec tes amies? Quoi que nous puissions en dire et en penser, dans l’inconscient collectif cela reste un signe de faiblesse lorsque cela vient d’un homme, alors que c’est l’instinct maternel qui prime lorsque c’est une femme. Un acte de fainéant contre un acte de dévotion. Les préjugés ont la vie dure.

« Si c’est un acte assumé, si ce n’est pas un non-choix, si tu le fais autant pour toi que pour la famille, alors oui pour l’année qui arrive, ce serait génial ».

Génial…

Comme l’a écrit Noël Roux dans la chanson offerte à Bourvil, sans la tendresse d’un cœur qui vous soutient (…) on n’irait pas plus loin. J’ai la chance d’avoir ce cœur qui m’accompagne depuis plus de 20 ans.

DEUXIÈME ENTRETIEN: MES ENFANTS

De manière surprenante c’est avec les enfants que l’entretien a été le plus difficile. Je suis probablement arrivé trop confiant à la suite du succès de la première étape de mon recrutement, convaincu de l’opportunité que cela représente pour un enfant d’avoir un de ses parents toujours disponible.

« Que diriez-vous si papa arrêtait de travailler pour être plus disponible? »

Silence… Pas de sourire.

« C’est une blague? »

« Non, nous y pensons sérieusement avec maman (stratégie manichéenne d’inclure leur mère dès le début pour renforcer qu’il ne s’agit pas d’un délire de papa). « Imaginez, je serai beaucoup plus disponible, moins sur mon téléphone, plus enthousiaste pour faire des activités sans courir, enfin présent (physiquement et mentalement) pour vous aider après l’école qui va finir plus tôt cette année… ».

« Ne t’inquiète pas papa, on rentrera en bus après l’école. On ira au parc après l’école en attendant que tu rentres. C’est important que tu travailles ».

J’avoue ne pas l’avoir vu venir… J’insiste. « Nous serons moins stressés, moins fatigués… » Les arguments fusent, « Je crierai moins… » J’ai failli les avoir avec celui-là! Mais non, rien à faire. De nos échanges s’est dégagé la crainte que leur père quitte son travail à cause d’eux, uniquement pour eux. Comme une forme de sacrifice qu’ils ne souhaitent ni m’imposer ni me voir faire.

Finalement, je pensais que c’était le fait de devoir assumer auprès de leurs copains que leur père ne travaille pas qui serait difficile. Mais il s’avère qu’un certain nombre de ces copains, ont leurs mères à la maison. Et finalement, père ou mère c’est pareil, non? me diront-ils. (Petite bouffée d’espoir quant au futur de l’égalité homme-femme à travers le regard de mes enfants).

Il y a aussi la peur que je sois triste de ne plus gagner d’argent et que notre rythme de vie change. Mon entretien vire à un exercice philosophique pour jeunes de 4 à 12 ans pour mettre en parallèle l’argent en tant que tel et la création de valeur qui n’est pas liée à l’argent. Exercice qui se heurte à mes lancinants discours sur l’importance de travailler dur pour gagner de l’argent (si j’avais su…). Libérer du temps pour les autres (et pour soi), pour se rendre utile, est une qualité pour Socrate (l’éthique) qui parle ici de « qualité de vie ». Alors l’argent, le bonheur? Comme soulevé par Aline Espinassouze dans sa Pause Philo que je suis depuis quelques temps, « sans cet art de vivre bien, l’utilité de l’argent pour la réalisation du bonheur décline furieusement au-delà d’un seuil » (aux alentours de 75000$/an selon certaines études). Pas certain qu’ils aient tout compris mais une chose est sure, l’entretien bascule. Nous gagnerons moins mais nous serons très certainement encore plus heureux.

Deal?

Finalement, nous avons fait la liste des choses qu’ils avaient peur de perdre en ayant leur père à la maison, notamment la crainte de moins voir leur mère, qui dans leur inconscient devait forcément travailler plus pour compenser. Nous nous sommes mis d’accord sur le fait que cela n’arriverait pas. Nous avons aussi acté que ce n’était pas à cause d’eux, mais bien grâce à eux qu’il y avait eu cette création de poste au sein de la famille et que j’étais, à court terme, le candidat idéal.

TROISIÈME ENTRETIEN: MOI

Les entretiens s’enchaînent. Le prochain est particulier. Après avoir décidé d’échanger une pause déjeuner contre une marche en forêt, convaincu qu’un surplus d’oxygène sera nécessaire pour ce troisième entretien face à moi-même, j’entame ma montée vers le sommet du Mont-Royal. Rien de tel que de prendre un peu de hauteur pour s’assurer de prendre assez de recul.

Arrêter. Faire une pause. Ralentir. Quelle que soit l’amplitude de la fonction de CFO, quel que soit la nécessité de prendre du temps pour gérer la logistique familiale, pour s’occuper des autres, il est essentiel pour réussir dans ce poste de ne jamais arrêter d’avoir des projets pour soi, pour continuer à grandir dans ce qui peut être perçu comme un immobilisme forcé ou de confort. Cette lente montée vers le sommet me permet d’en dresser une première liste.

Paysage oblige, la première chose qui me vient en tête, ce sont les 7 années de retard accumulées dans la réalisation de nos albums photo. Cela reste un détail mais si je suis embauché, c’est certain que je vais m’offrir cette rigueur que le quotidien avait gommé dans le classement de ces dernières (73 231 d’après mon disque dur!).

Dans les projets qui me tiennent vraiment à cœur, il y a en haut de la liste l’envie de reprendre le mentorat auprès de jeunes entrepreneurs. J’ai eu la chance de pouvoir le faire dans des organismes comme Futurpreneur et L’Esplanade (à travers son parcours impact 8 dédié à l’innovation sociale au Québec que je recommande à tous ceux qui liront ces lignes). Partager mon expérience, aider les plus ou moins jeunes à grandir, les accompagner dans cette épreuve tant économique qu’émotionnelle qu’est l’entreprenariat serait une belle façon de continuer à redonner ce que j’ai reçu ces dernières années. Dans l’entretien, cela fera très certainement parti de mes demandes dans la négociation de mon contrat de CFO.

Enfin il y a ce besoin inhérent d’apprendre, de continuer à me former, d’écrire, de débattre. J’ai découvert le monde des nouvelles technologies et de la data tardivement dans ma carrière. Un des sujets auquel je me suis retrouvé confronté est celui de l’éthique, sans autre expertise que celle de mon éthique personnelle (propre à chacun). L’éthique au sens large, l’éthique appliquée à la donnée, à l’Intelligence Artificielle. Le sujet est passionnant. Le besoin d’éducation immense. Il y a quelques mois j’ai acheté le nom de domaine thedatatherapy.com avec la vague idée de partager des histoires où justement la data est utilisée de façon éthique au service de l’humanité. Je n’ai pas eu le temps d’avancer… Pourvu que je réussisse à décrocher ce poste!

Arrivé près du Belvédère, la vue sur le centre-ville de Montréal, où se trouve encore mon bureau, je suis convaincu. L’envie est là. Les projets sont là. Ils viendront compléter avec beaucoup de sens un agenda dédié à la famille, qui, dans ma tête, se remplit déjà à vue d’œil.

Restera un dernier objectif à caler. Le seul qui m’inquiète vraiment. La reprise du sport qui, cette fois-ci, ne souffrira d’aucune excuse possible…

QUATRIÈME ENTRETIEN: MES PARENTS, MES AMIS, MES COLLÈGUES, ET … VOUS.

J’y suis presque. Le plus dur reste à faire. Convaincre le reste du monde que cette ambition quasi-professionnelle est une vraie opportunité qui ne se présente que rarement dans une vie. Les convaincre avec un argument autre que « Je vous jure c’est correct… je vais très bien! », liturgie répétitive de tous les dépressifs.

Pour mes parents et ma mère en particulier, je me raccroche à l’idée que lorsque j’avais l’âge de mes enfants, elle-même avait fait une pause dans sa carrière (réussie depuis). Une pause qu’elle a eu la chance de choisir, de valider en couple, loin des sacrifices souvent maladroitement imposés à de nombreuses femmes dans une époque où les revenus du foyer étaient majoritairement masculins. Alors oui elle comprend, me dira-t-elle dans notre entretien, même si cela lui semble étrange car à l’époque, … c’était l’inverse. Comme disait Condorcet, les révolutions les plus difficiles à accomplir sont celles des habitudes et des pensées.

Pour mes amis, mes collègues (qui m’ont vu traverser ces 175 jours à bout de bras), les premiers soupers et les premières plaisanteries m’ont rassuré sur ma capacité à encaisser le choc. Toutes ces plaisanteries m’ont amusé, même les moins subtiles que personne n’aurait osé faire à une femme qui aurait pris cette même décision. Cela me rassure sur la sincérité de ma décision et sur ma capacité à en rire. Non, je ne vais pas passer mon temps sur le canapé à regarder Netflix en attendant la sortie d’école, mais oui cela m’amuse que certains puissent le penser.

Maintenant il y a vous. Les lecteurs de ce simili-tutoriel pour réussir ses entretiens. Certains vont penser que cela risque de me coûter cher dans ma carrière, dans une société où tu n’existes encore qu’à travers ton travail; que cela est facile quand on a une femme qui gagne suffisamment bien sa vie; que finalement elle sous-traite son instinct maternel; que finalement je me rends vulnérable; que je vais m’éloigner de la réalité économique et sociale et qu’ainsi, je ne serai plus en droit de commenter cette réalité à laquelle je n’appartiendrai plus. Après réflexion, vous ne m’entendrez pas argumenter. Je ne veux pas me retrouver porteur d’une cause qui, en 2020, ne devrait plus en être une. Devenir un briseur de stéréotypes masculins, adulés par les féministes, moqués par mes contemporains et haïs par les plus conformistes.

Je suis prêt. Nous sommes prêts. Tout simplement.

Comme l’a écrit Eugène Ionesco dans Tueur sans gages, « Penser contre son temps, c’est de l’héroïsme. Mais le dire, c’est de la folie. ». Je prends le risque de le dire aujourd’hui, de l’écrire, parce que depuis toujours j’ai ce besoin de comprendre. Comprendre comment fonctionnent les choses, comment arrivent les situations, comment pensent les gens. J’aime à croire qu’il en est de même pour vous. Quelle que soit la durée de la pause, s’arrêter n’est pas une fin en soi. Je m’arrête pour aider ma famille, je m’arrête pour moi, je m’arrête pour donner du temps aux autres, je m’arrête pour prendre le temps de m’instruire, de lire, de regarder de plus près ce monde qui avance à une allure vertigineuse malgré les vaines tentatives d’un virus pour le ralentir. Quand viendra le temps de revenir, je sais que je reviendrai avec la richesse de cet instant qui, même si elle ne se présente pas sous forme de certification ou de diplôme, aura donné très certainement à mon parcours professionnel une douce saveur d’humanité.

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Philippe Marty

Investor, Business Coach and happy Chief Family Officer